-
Enquêtes médicales : savoirs, pratiques, enjeux
(XVIIIe – XXIe siècles)Appel à communication
Centre d’histoire de Sciences Po – Centre Alexandre-Koyré
24-25 octobre 2019, Paris
Argumentaire
Ce colloque vise à interroger la notion d’enquête médicale, de sa conceptualisation à son appropriation par des acteurs divers, en se penchant en particulier sur ses pratiques, sa matérialité et ses évolutions sur la période étudiée.
L’enquête est une collecte d’informations dans le but de produire une compréhension du monde et de pouvoir agir sur lui. En français, le terme est particulièrement polysémique, englobant l’investigation, l’inquiry et le survey anglais. Le dictionnaire Larousse propose une double définition de l’enquête, distinguant l’enquête scientifique, « étude d’une question faite en réunissant des témoignages et des expériences », de l’enquête judiciaire, « l’ensemble des recherches ordonnées par une autorité administrative ou judiciaire et destinées à faire la lumière sur quelque chose ». La polysémie du mot témoigne de l’étroite imbrication de deux pratiques distinctes, dont l’histoire est inextricable. L’enquête, dans ses deux acceptions, est d’abord une entreprise savante : elle est une collecte et mise en relation de fragments de réel pour faire sens de la réalité, une entreprise de transformation de la réalité en vérité par le biais d’une série d’opérations intellectuelles et sociales (Mailloux et Verdon, 2014 ; ANR Gouvaren. Gouverner par l’enquête au Moyen Âge). Elle vise à rendre un problème intelligible. Cependant, entreprise savante n’est pas synonyme de pur acte intellectuel : l’enquête implique souvent le déplacement de l’enquêteur, la circulation d’inscriptions matérielles, l’enregistrement de témoignages ; en un mot, la mise en place de dispositifs sociaux et matériels de collecte d’informations. Processus d’organisation et d’interprétation de l’information, l’enquête peut aussi désigner le produit fini, résultat de ce processus sous forme écrite (livre, rapport, note technique, statistiques).
La pratique de la médecine, entendue comme discipline à la fois théorique et pratique cherchant à rendre compte des causes internes et externes des pathologies afin de prévenir ou guérir, est indissociable de la pratique de l’enquête. Le médecin travaille alors comme un détective : les symptômes sont les indices qu’il recherche, les maladies les crimes qu’il combat. Son objet est cependant avant tout le corps humain et son environnement, ou plutôt le corps humain dans son environnement : de la tradition hippocratique à l’étude des maladies environnementales, la médecine est une science de l’humain dans son milieu. Cependant, si la médecine s’occupe de cas individuels, le développement de l’hygiène publique fait apparaître un nouvel objet pour l’art de guérir : la santé des populations. Cette émergence est étroitement liée au développement des États bureaucratiques à l’époque moderne, soucieux de comptabiliser précisément et de maximiser le nombre et la valeur de leur population (Faure, 1997). Ces derniers sont donc les premiers et principaux commanditaires d’enquêtes médicales, alimentant l’essor de « savoirs d’État » (ANR Euroscienta « Localisation et circulation des savoirs d’Etat en Europe, 1750-1850 »), que le grand récit des enquêtes médicales menées par l’État associe souvent à la fondation de la Société Royale de Médecine en 1776 et au lancement par la monarchie française d’une série d’enquêtes médico-environnementales (Desaive et al., 1972). Au renouvellement des objets – populations et territoires remplaçant les collections de cas individuels – correspond une diversification des acteurs, policiers et administrateurs se mêlant désormais aux médecins. La multiplication des topographies médicales ouvre la voie aux enquêtes épidémiologiques, sanitaires et sociales qui s’intensifient au cours du XIXe siècle (Savoy, 1994) jusqu’à leur apogée au tournant du XXe siècle (Mil neuf cent revue d’histoire intellectuelle, 2004/1, n°22).
Les tentatives de mise en ordre et d’appréhension du réel par les grandes enquêtes étatiques ont alimenté une littérature s’interrogeant sur « la violence qui est au principe de toute enquête » (Callon & Rabeharisoa, 1999), en même temps que l’étude critique des questions médicales par les sciences sociales a pu se construire autour du prisme que Nicolas Dodier a caractérisé de « langage de la force », tout en identifiant les limites de ces analyses, notamment le manque d’attention porté à la manière dont les acteurs prennent conscience de cette force et agissent pour la rendre acceptable (Dodier, 2012). Ce potentiel de mise en ordre et de violence se décline selon plusieurs modalités. Tout d’abord, l’enquête est porteuse d’une violence intellectuelle et symbolique, en imposant son vocabulaire et ses catégories à des réalités qui lui préexistent et deviennent de simples « objets de savoir » qu’il s’agit de s’approprier. Ensuite, cette appropriation doit souvent se comprendre dans son acception la plus littérale, car il est souvent nécessaire aux enquêteurs d’arracher des informations aux sujets réticents. En effet, l’enquête médicale, en tant qu’entreprise de dévoilement de problèmes de santé peut se heurter tant au déni des malades qu’à leur refus d’entrer dans un espace public qui les constitue comme sujets autonomes susceptibles d’actions rationnelles relatives à leur affliction. Cependant, si l’enquête vise à produire un savoir permettant à son détenteur d’agir sur le monde, cela ne doit pas occulter la capacité des outils ainsi que des sujets de l’enquête à borner et transformer ce savoir (Boumediene, 2016).
Si les connaissances obtenues par l’enquête peuvent contribuer à la construction, l’identification, la stigmatisation d’un groupe dangereux, l’enquête médicale peut aussi devenir un outil de lutte politique, saisi par exemple par les syndicats dans le cadre des maladies professionnelles (Rainhorn, 2010). De même, si les élites industrielles peuvent utiliser des enquêtes médicales truquées pour développer des activités mettant en péril la santé de la population (Le Roux, 2011), les victimes de maladies environnementales peuvent également être à l’origine d’enquêtes « profanes » remettant en cause les conclusions parfois hâtives ou intéressées des experts (Akrich et al., 2010 ; Marichalar, 2017). Médecins et États n’ont donc pas le monopole de l’enquête, et la remise en cause de la validité de leur expertise est ancienne : les mobilisations profanes contre les menaces sanitaires que constituent les pollutions industrielles et les risques techniques s’inscrivent dans une histoire longue (Fressoz, 2012). Ainsi, l’enquête peut servir autant l’oppression que l’émancipation : c’est une forme, une méthode, dont nous tenterons de retracer l’histoire et les enjeux. De même, bien que des catégories analytiques structurent les enquêtes et guident la pratique des acteurs, ces derniers disposent d’une certaine marge de manœuvre dans la rédaction de leurs rapports. En usant de diverses stratégies d’écriture, les enquêteurs peuvent en effet parvenir à sortir de leur rôle institutionnel (Provost, 2018). La prise en compte de la dimension littéraire de l’enquête est donc essentielle pour rendre compte de l’ambivalence du processus d’enquête.
Le point commun des contributions à ce colloque sera donc d’interroger l’homogénéité et l’évolution des enquêtes médicales, de mettre en lumière leur généalogie et de contextualiser leurs pratiques, à travers des études pouvant porter sur les périodes moderne ou contemporaine. Il s’agira de revenir sur la finalité de ces enquêtes et le contexte dans lequel elles s’inscrivent, sur les acteurs publics ou privés qui les commanditent, l’influence des différents espaces et échelles, (trans)nationales ou impériales, dans lesquels elles se déploient, leur articulation avec la mise en œuvre, ou la critique de politiques publiques de santé. Il ne faut toutefois pas négliger le fait que les enquêtes contribuent elles-mêmes à produire et reconfigurer ce contexte, ce qui doit inviter à s’intéresser à leur déroulement pour interroger la permanence et les évolutions des pratiques d’enquêtes médicales à travers le temps. Il s’agira donc aussi de prêter attention à la multiplicité des acteurs médicaux et extra-médicaux, aux lieux dans lesquels ils inscrivent leur action, à la construction intellectuelle ou administrative des groupes qu’ils prennent pour objet, ou encore aux outils élaborés ou utilisés à ces fins. Les questionnaires, le déplacement, la confrontation des témoignages, l’observation ou encore l’expérimentation, sont autant de pratiques partagées qui constituent un socle commun des enquêtes. Cependant, confusion des rôles et familiarité des pratiques n’impliquent pas nécessairement collaboration, et les hommes de l’art et ceux de l’ordre peuvent être tout autant collègues que rivaux dans leur prétention à enquêter et à produire un récit vrai sur le monde.
Bien que les enquêtes connaissent des trajectoires variées, il nous semble possible d’identifier trois grands axes de réflexion pour les contributions :
Ouvrir l’enquête
Les communications pourront porter sur l’émergence des enquêtes médicales en s’interrogeant notamment sur les processus de construction des cas problématiques qui peuvent donner lieu à l’ouverture d’une investigation.
Mener l’enquête
Pourront aussi être proposées des contributions interrogeant le processus même d’enquête médicale, en insistant notamment sur les différents acteurs·rice·s de ces enquêtes et sur les outils, les espaces et la matérialité de leur démarche.
L’enquête après l’enquête
Enfin, les propositions pourront également s’intéresser aux conséquences des enquêtes médicales, à leur potentiel de transformation, direct ou indirect, volontaire ou imprévu, à leur performativité, leur instrumentalisation, et plus généralement à leur seconde vie une fois le processus d’enquête achevé.
Bibliographie indicative
Dossier « Enquête sur l’enquête », Mil neuf cent revue d’histoire intellectuelle, 2004/1, n°22.
Akrich M., Barthe Y., Rémy C., Sur la piste environnementale. Menaces sanitaires et mobilisations profanes, Paris, Presses des Mines / Transvalor, 2010.
Bécot R., Frioux S., Marchand A. (dir.), « Sur les traces de la santé environementale », Écologie et politique, n°58, 2019.
Boumediene S., La Colonisation du savoir. Une histoire des plantes médicinales du « Nouveau Monde » (1492-1750), Vaux-en-Velin, Éditions des Mondes à faire, 2016.
Callon M., Rabeharisoa V., « La leçon d’humanité de Gino », Réseaux, Vol. 17, n°95, 1999, p. 197-233.
Desaive J.-P., Goubert J.-P., Le Roy Ladurie E., Meyer J., Muller O. et Peter J.-P., Médecins, climats et épidémies à la fin du XVIIIe siècle, Paris, Mouton et École Pratique des Hautes Études, 1972.
Dodier N., « Ordre, force, pluralité. Articuler description et critique autour des questions médicales », in Haag P. et Lemieux C. (dir.), Faire des sciences sociales. Critiquer, Paris, Éditions de l’EHESS, 2012, p. 317-342.
Faure O., « Les stratégies sanitaires », dans Grmek M. Histoire de la pensée médicale en Occident, t. 2, De la Renaissance aux Lumières, Seuil, Paris, 1997, p. 279-296.
Fressoz J.-B., L’Apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique, Paris, Seuil, 2012.
Gauvard C., L’enquête au Moyen-Âge, Rome, École Française de Rome, 2009.
Ginzburg C., « Signes, traces, pistes. Racines d’un paradigme de l’indice », Le Débat (novembre 1980), p. 3-44.
Le Roux T., Le laboratoire des pollutions industrielles, Paris, Albin Michel, 2011.
Hick C., « “Arracher les armes des mains des enfants”. La doctrine de la police médicale chez Johann Peter Franck et sa fortune littéraire en France », in Bourdelais P., Les hygiénistes. Enjeux, modèles et pratiques, Paris, Belin, 2001.
Mailloux A. et Verdon L., (dir.), L’enquête en question – De la réalité à la « vérité » dans les modes de gouvernement (Moyen Âge – Temps Modernes), Paris, CNRS, 2014.
Marichalar, P., Qui a tué les verriers de Givors ? Une enquête de sciences sociales, Paris, La Découverte, 2017.
Pastore A., Il medico in tribunale. La perizia medica nella procedura penale d’antico regime (secoli XVI-XVIII), Bellinzona, Casagrande, 1998.
Porret M. (dir), Dossier « La médecine légale entre doctrines et pratiques », Revue d’histoire des sciences humaines, 2010/1, n°22.
Provost F., « Écrire “la cause sans la manière” de la mort ? Un regard anthropologique sur la rédaction des rapports d’expertise médico-légale en Inde », Sciences sociales et santé, 2018/4 (Vol. 36), p. 15-39.
Rainhorn J., « Le mouvement ouvrier contre la peinture au plomb. Stratégie syndicale, expérience locale et transgression du discours dominant au début du XXe siècle », Politix, 2010/3 (n° 91), p. 7-26.
Savoye A., Les Débuts de la sociologie empirique : études socio-historiques (1830-1930), Paris, Méridiens-Klincksieck, 1994.
Topalov C., Histoires d’enquêtes : Londres, Paris, Chicago (1880-1930), Paris, Classiques Garnier, 2015.
Zimmer, A., Brouillards toxiques. Vallée de la Meuse, 1930, contre-enquête, Bruxelles, Zones sensibles, 2016.
Comité d’organisation
Lea Delmaire (Centre d’histoire de Sciences Po)
Pierre Nobi (Centre d’histoire de Sciences Po)
Paul-Arthur Tortosa (Institut Universitaire Européen, EHESS)
Comité scientifique
Catherine Cavalin (Centre d’Études Européennes, Sciences Po)
José Pardo-Tomás (Consejo Superior de Investigaciones Científicas, Institución Milà i Fontanals)
Anne Rasmussen (Centre Alexandre-Koyré, EHESS)
Paul-André Rosental (Centre d’Études Européennes, Centre d’histoire de Sciences Po)
Modalités de soumission
Les propositions de communication seront issues de travaux de doctorant·e·s ou de jeunes docteur·e·s en histoire moderne ou contemporaine ou d’autres domaines de SHS ; celles mettant l’accent sur l’interdisciplinarité seront particulièrement appréciées. Seront examinées toutes les propositions relatives aux périodes étudiées, quel que soit leur ancrage géographique. Les propositions devront comporter un résumé de 400 mots et un CV (une page maximum), et être envoyées à l’adresse colloque.enquetesmedicales@protonmail.com avant le 15 juillet 2019. Il est possible de proposer une communication en anglais mais une maîtrise au moins passive du français, langue de travail du colloque, sera nécessaire pour participer.
Le colloque se tiendra à Paris, au Centre d’histoire de Sciences Po, le 24 octobre 2019, et au Centre Alexandre-Koyré le 25 octobre 2019. Les déjeuners, ainsi que le dîner du 24 seront assurés pour les participant·e·s. Les frais de transports ou d’hébergement des intervenant·e·s pourront éventuellement être remboursés sur une base forfaitaire.
Latest news
- Call for participants: ESEH 2025 Summer School in Environmental History
- Call for Papers for the Conference “Bodies and Environments in the Early Modern World” (9-10 June 2025, Manchester)
- The National Archives, Kew, England: A User’s Perspective
- Call for Applications to Host the ESEH Conference 2027
- CfP: 13th Biennial European Society for Environmental History (ESEH) Conference. NEW DEADLINE: 15 Nov!